10.
Onyx démasqué
Wellan demeura encore un peu dans le grand hall à réfléchir aux paroles d’Élund. Certes, il n’espérait pas prouver en une seule nuit que les Immortels jouaient un jeu dangereux sur Enkidiev, mais il pourrait sans doute identifier le médaillon qu’Élund lui avait donné. Il s’empara de la petite boîte de bois et traversa le palais. Il grimpa le grand escalier sans se presser, puis piqua vers la bibliothèque. En y mettant le pied, il capta une présence étrangère. Portant toujours sa tenue d’apparat, il avait encore son épée à la hanche.
Il déposa le coffret sur l’une des hautes tablettes de l’entrée et avança prudemment entre les rangées. En contournant les dernières étagères, il fut bien surpris d’apercevoir Farrell assis à une table illuminée par plusieurs bougies, occupé à lire un gros livre.
Le paysan d’Émeraude, époux du Chevalier Swan, leva ses yeux pâles sur le grand chef. Il n’y avait que trois ans qu’il vivait parmi eux. « Où a-t-il eu le temps d’apprendre à lire entre son entraînement magique auprès de Hawke et les soins qu’il donne à ses enfants ? » s’étonna Wellan. Farrell lut ses pensées et un sourire amusé apparut sur ses lèvres.
— Je suis doué, plaisanta-t-il.
Wellan ne reconnut pas cette voix comme étant celle du jeune fermier, Il posa la main sur le pommeau de son épée en s’approchant. Il jeta un coup d’œil rapide au vieux bouquin sur la table : un traité de magie dans l’ancienne langue d’Enkidiev…
— Mais quand as-tu appris à lire cette langue, Farrell ?
— Quand je la parlais moi-même il y a de cela fort longtemps, répondit calmement le paysan.
Cet indice permit à Wellan de reconnaître l’énergie de l’homme assis devant lui : Onyx ! Il tira son épée, mais une force invisible la lui arracha. L’arme fit un vol plané et s’arrêta près du renégat sans même que ce dernier ait bougé le petit doigt.
— Je ne vous veux aucun mal, Wellan, l’avertit Onyx.
La lame flottait dans les airs à proximité de la table et à sa portée.
— Vous n’avez pas plus le droit de vous approprier le corps de Farrell que celui de Sage ! protesta violemment Wellan en chargeant ses mains d’énergie.
— Premièrement, sachez que je partage ce corps avec mon jeune descendant de son plein gré. Deuxièmement, il serait vraiment stupide de m’attaquer ici, car vous risqueriez de brûler tous ces merveilleux ouvrages.
La lumière ardente disparut aussitôt des paumes du Chevalier, qui connaissait la valeur de ce trésor. Devait-il appeler ses frères à son secours afin d’éliminer une fois pour toutes cet homme maléfique qui refusait de mourir ?
— C’est avec le Magicien de Cristal que j’ai des comptes à régler, pas avec vous, lui rappela l’ancien Chevalier d’Emeraude, Assoyez-vous, je vous en prie.
Un banc glissa jusqu’à Wellan. La magie de cet homme était impressionnante. Sa curiosité piquée, le grand chef fit ce qu’il lui demandait.
— J’ai appris à vous respecter et à vous aimer quand j’habitais le corps de Sage, lui révéla amicalement Onyx. Vous me rappelez mon bon ami Hadrian d’Argent. Vous avez le même courage, la même droiture. Il est difficile de ne pas s’incliner devant vous.
— Mais vous ne possédez aucune de ces qualités vous-même, n’est-ce pas, Onyx ?
— Je suis décidément plus orageux que mon ancien frère d’armes, et plus ambitieux aussi. Je regrette de vous avoir effrayé il y a quelques années lorsque j’ai tenté d’assouvir ma vengeance. Je n’en ai pas contre vous, mais contre Abnar. J’aurais préféré que vous ne vous mettiez pas en travers de mon chemin, mais vous avez écouté votre courage de Chevalier. Je suis vraiment désolé de vous avoir blessé, j’étais aveuglé par la colère.
— Pendant les quatre années que vous avez passées dans le corps de Sage, vous auriez dû comprendre que la survie de cet Immortel est cruciale pour les hommes d’Enkidiev, riposta Wellan. Il protège le porteur de lumière.
— C’est vous qui ne comprenez rien à notre situation, car il a pris soin d’endormir votre vigilance par des années d’endoctrinement. Pourtant, vous êtes un homme intelligent. Vous devriez commencer à entrevoir les véritables motivations de ces créatures soi-disant bienveillantes.
Wellan demeura muet, partagé entre le devoir de protéger son peuple contre les aspirations du renégat et le désir d’en apprendre davantage sur les Immortels.
— Pour tout vous avouer, je trouve bien étrange que les dieux aient choisi un meurtrier pour veiller sur cet enfant, renchérit Onyx.
— C’est ce que maître Elund pensait aussi, admit Wellan. Abnar aurait-il l’intention de faire périr Lassa tout comme Nomar a condamné le petit garçon mauve en le remettant au Roi Jabe ? Dites-moi ce que vous savez, Onyx.
« Sa curiosité l’emporte donc sur son devoir de protecteur du château », se réjouit l’ancien Chevalier. Il ressemblait encore plus à Hadrian qu’il ne l’avait d’abord cru.
— Et commencez en me parlant de Nomar.
— Nomar…, répéta le renégat en perdant brusquement son sourire. C’est le plus fourbe du lot. Il a été mon précepteur ici même, à Emeraude. Il ne m’a hélas montré que très peu de choses à cette époque. Ses desseins étaient bien différents. Il attendait que cet enfant mauve doué de pouvoirs immenses sorte de sa cachette. Comme par hasard, il a disparu tout de suite après l’avoir remis au roi, juste au moment où les troupes impériales commençaient à attaquer la côte. L’âme de Nomar n’est pas aussi immaculée que vous le croyez, Wellan, A mon avis, même s’il prétend servir les dieux, il est à la solde d’Amecareth.
— L’Empereur Noir ?
Wellan soupçonnait les Immortels de servir leurs propres intérêts dans le monde physique, mais cette allégeance à l’ennemi représentait de la haute trahison. Il se rappela alors les bons soins que Nomar avait prodigués aux hybrides à Alombria. L’avait-il fait sous les ordres du seigneur des hommes-insectes ?
— Je me suis souvent posé la question, indiqua Onyx.
— Et s’il n’œuvrait que pour lui-même ? suggéra Wellan. Nous savons tous que l’empereur a besoin des pouvoirs de Kira pour nous vaincre. Il a engendré un grand nombre d’enfants en sachant qu’un seul serait aussi puissant que lui. Le petit garçon mauve que le Roi Jabe a tué était probablement très fort, lui aussi.
Onyx demeura silencieux, fixant le chef des Chevaliers d’un air intéressé.
— Si Nomar agissait pour Amecareth, il lui aurait remis l’enfant plutôt que de le condamner à mort en le confiant au roi, soutint Wellan.
— Peut-être avait-il demandé à Jabe de le rendre à son père et que ce dernier a refusé.
— Comment pourrions-nous en être sûrs ?
— Malheureusement, malgré toutes les aimées que j’ai passées auprès de Nomar, ici et à Espérita, il n’a jamais jugé utile de m’en parler. Tout ce que je sais, c’est qu’il circulait à sa guise dans la forteresse des insectes.
— Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
— J’ai beaucoup de défauts, mais je ne mens pas.
— Dans ce cas, nous devons avertir les dieux pour qu’ils châtient cet Immortel ! s’exclama Wellan.
— Vous croyez vraiment que Parandar prend le temps de s’informer de ce qui se passe sur la terre des hommes ? ricana Onyx. Il a créé les Immortels pour s’occuper de nous et s’assurer que nous ne détruirions pas l’ordre du monde. Il croit ce que ces créatures à demi divines lui rapportent et il n’a aucune raison de mettre leur honnêteté en doute.
— Vous avez tort, protesta le grand chef. J’ai eu le bonheur de recevoir la visite de Theandras, la déesse de Rubis, et Nogait s’est entretenu avec Ordor, le dieu des arbres. Les dieux se soucient de nous.
Cela sembla surprendre Onyx. Il perdit son sourire et ses traits se durcirent. Il se pencha en avant pour plonger son regard pâle dans celui de Wellan.
— Alors, vous savez ce qu’il vous reste à faire, s’échauffa-t-il.
— Je les préviendrai de la fourberie de leurs serviteurs, n’en doutez pas un instant.
— Profitez-en pour leur dire aussi que j’accepte de devenir l’instrument de leur vengeance.
— Non, je ne mettrai pas la vie de Farrell en danger, refusa Wellan en secouant la tête.
— Sans ma présence à l’intérieur de son corps, Farrell serait demeuré un pauvre ignorant passant sa vie à élever des enfants dans une ferme pour les voir finalement le surpasser intellectuellement. Il avait une si grande soif de devenir un homme important qu’il m’a remis sa vie entre les mains sans la moindre hésitation.
— S’il est vraiment en vous et s’il a la liberté de s’exprimer, laissez-le me le dire lui-même.
— Mais il vous parle déjà, Wellan. Farrell et moi sommes parfaitement intégrés. Je suis lui et il est moi. Ce que je vous dis émane de moi et de lui en même temps.
— Nous ne pourrons donc pas vous faire sortir de son corps comme nous l’avons fait pour Sage.
— Vous le tueriez.
— Je vois…
— Moi aussi, j’apprends de mes erreurs, vous savez. Cette fois-ci, Abnar ne percevra pas ma présence au château, puisque l’énergie physique de Farrell enrobe mon esprit. Je pourrais me tenir à deux pas de lui sans qu’il sache qui je suis.
— C’est pourtant la force vitale d’Onyx que j’ai captée en entrant ici.
— L’espace d’une seconde, parce que telle était ma volonté. J’avais senti votre approche et je voulais vous parler en tant que frère d’armes.
Wellan le sonda et vit qu’il disait la vérité : c’était l’énergie du paysan qui se dégageait maintenant de lui, une aura d’innocence et de bonté. Il se rappela alors ses années de combat avec Onyx sur les côtes d’Enkidiev tandis qu’il habitait le corps de Sage. Quel guerrier magnifique il avait été ! Obéissant et ne connaissant pas la peur, il s’était bravement acquitté de toutes les missions que Wellan lui avait confiées.
— Êtes-vous en train de demander mon aide pour vous venger d’Abnar ? s’offensa soudainement le grand chef.
— Non, je peux le faire seul. Je sais que vous ne l’aimez pas non plus, mais j’ai de meilleures raisons que vous de vouloir sa perte.
Wellan hésita. Il n’éprouvait certes plus de respect pour cet Immortel qui avait sans cesse refusé de lui accorder d’autres pouvoirs pour affronter leurs ennemis, mais ses vœux de Chevalier d’Emeraude ne lui permettaient pas de s’attaquer ouvertement à un serviteur des dieux. N’était-il pas préférable de leur laisser régler leurs comptes dans le monde invisible, là où les humains n’en souffriraient pas ?
— Si vous n’aviez pas eu besoin de moi pour démasquer les Immortels, jamais vous ne m’auriez libéré de ma prison dans la tour du Magicien de Cristal, insinua Onyx.
— Moi ? s’étonna Wellan. Mais je n’ai rien fait de tel.
— En écrivant les premières lignes de votre journal exactement au même endroit que moi autrefois, vous avez brisé le sort jeté par Abnar. Je vous en remercie du fond du cœur.
— C’était un geste inconscient. En fait, je me demande encore lequel de vous deux est le plus grand fléau.
— Vous connaissez déjà la réponse à cette question, Wellan. Cessez de prétendre le contraire.
Le Chevalier jeta un œil à l’épée flottant toujours dans les airs aux côtés du renégat. La magie de cet homme surpassait la sienne, malgré son entraînement auprès de Nomar au Royaume des Ombres.
— C’est ma faute si vous entretenez une telle méfiance envers moi, déplora Onyx. Je me suis laissé aveugler par mon courroux lorsque je me trouvais dans le corps de Sage et vous en avez gardé un bien mauvais souvenir.
— Seulement du dernier jour…
— J’ai beaucoup réfléchi depuis et j’ai décidé de me montrer plus patient. Je me vengerai des Immortels, même si je dois attendre encore vingt ans.
— Au détriment de Farrell ?
— Contrairement à ce que vous pensez, je ne lui ai rien enlevé. Il a toujours sa femme et il lui donne les enfants qu’elle désire. Mais il est dorénavant capable d’éduquer leurs esprits en plus de prendre soin de leurs corps. Il comprend mieux que vous que les Immortels doivent répondre de leurs gestes et cesser de se servir de nous à leurs propres fins.
— Si vous êtes réellement Farrell, alors vous savez que nous devons laisser les dieux punir eux-mêmes les Immortels.
— Je lui ai déjà expliqué qu’ils ont autre chose à faire que de surveiller leurs serviteurs, mais si vous vous engagez personnellement à informer Parandar de leur fourberie, je reporterai ma vengeance. En attendant, j’espère de tout cœur que nous pourrons être amis comme à l’époque où vous avez pris Sage d’Espérita sous votre aile.
Wellan demeura songeur un instant. Il considéra cet homme d’un autre temps en se demandant s’il était prudent d’en faire son allié. Il avait certes besoin d’un bon soldat, mais à quel prix ?
— Je ne savais pas qui vous étiez, à cette époque, allégua-t-il.
— Avez-vous une si mauvaise opinion de moi, Wellan ?
Le grand Chevalier se remémora ce qu’il avait lu dans le journal du renégat qui, somme toute, n’était qu’un paysan ayant tenté de s’élever au-dessus de sa condition.
— Vous avez trouvé mon journal ? s’égaya Onyx qui lisait ses pensées.
— C’est Kira qui a flairé sa présence dans la section des livres défendus. Sage a accepté de l’ouvrir pour nous.
— Vous m’en voyez fort étonné. Quand ce jeune guerrier a-t-il acquis une magie suffisamment puissante pour briser le cadenas invisible que j’y avais posé ?
— Sage possède le merveilleux pouvoir de retourner dans le passé à volonté, même s’il n’aime pas le faire. C’est en se fondant en vous à cet endroit même, il y a cinq cents ans, qu’il a su comment s’y prendre.
Onyx fronça légèrement ses sourcils couleur de nuit. Certes, il avait ressenti, dans sa première vie, des intrusions inexplicables dans ses pensées par une conscience étrangère, mais il avait cru à cette époque que c’était Nomar ou Abnar qui l’épiait.
— C’était le jour où vos compagnons d’armes ont été exécutés dans la cour du château, ajouta Wellan pour le situer dans le temps.
En proie à une grande colère, Onyx abattit violemment ses deux poings sur la table. L’épée de Wellan, jusque-là suspendue dans les airs, s’écrasa sur le sol avec fracas. Le renégat bondit de son siège et marcha jusqu’à la fenêtre où il appuya ses doigts crispés. Il ne pouvait rien distinguer dehors en raison de l’obscurité, mais Wellan savait bien que c’était à l’intérieur de lui-même qu’il portait son regard.
— Savez-vous ce que c’est que de voir périr ses amis de façon aussi cruelle ? siffla-t-il entre ses dents.
— J’ai perdu un Écuyer aux mains du sorcier Asbeth et un frère d’armes dans un combat contre les hommes-lézards, mais rien de tel, non.
— C’étaient de braves soldats, des pères de famille qui désiraient une vie meilleure. Ils s’étaient vaillamment battus pour défendre ce continent. Ils ne voulaient pas retourner dans la misère, pas plus que moi, d’ailleurs.
— Je pense aussi qu’Abnar aurait dû vous récompenser tous à la fin de la guerre.
— Abnar n’agit que pour lui-même ! explosa Onyx en pivotant vers lui. Quand le comprendrez-vous ?
Wellan ne reconnaissait plus les traits de Farrell sur ce visage ravagé par la rage et le chagrin. Onyx était rouge de colère.
— Nous sommes des marionnettes pour lui, Wellan ! Des pions ! Et Nomar est encore plus manipulateur que le Magicien de Cristal !
Onyx ferma les paupières. Wellan sentit son ire s’envoler d’un seul coup. Cet homme du passé maîtrisait ses émotions d’une façon stupéfiante.
— Avez-vous lu mon journal ? s’enquit-il en ouvrant les yeux.
— Oui et je crois avoir compris ce qui vous est arrivé. J’aurais probablement eu la même réaction que vous dans des circonstances identiques.
— Je suis bien content de vous l’entendre dire.
Il revint s’asseoir à la table d’une démarche bien différente de celle de Farrell. Comment être certain que le paysan n’était pas emprisonné quelque part à l’intérieur de sa conscience ?
— Arrêtez de vous inquiéter pour lui, laissa tomber Onyx. Il est beaucoup plus heureux maintenant. Dites-moi plutôt ce que vous êtes venu faire à la bibliothèque au milieu de la nuit au lieu de réchauffer le lit de votre femme.
— Je pourrais vous poser la même question.
— Je peux difficilement lire des ouvrages en langue ancienne en présence de Swan ou des autres Chevaliers alors qu’en théorie, je commence à peine à m’y retrouver dans l’alphabet moderne.
— Vous n’avez donc pas l’intention de lui dire qui vous êtes ?
— Je suis Farrell, désormais. Il serait trop dangereux pour moi de dévoiler à tout le monde qui je suis. Je vous saurais gré de ne pas révéler ma véritable identité à qui que ce soit, surtout au Chevalier Jasson.
Wellan se rappela l’animosité qui avait existé entre son frère d’armes et le renégat. Il ne voulait certainement pas nourrir cette hostilité.
— Cela peut vous paraître difficile à admettre, mais j’aime profondément ma femme et mes fils, poursuivit le renégat. Jamais je ne salirai leur réputation. Si un affrontement doit avoir lieu entre Nomar, Abnar et moi, ce sera loin de leurs yeux et de leurs oreilles. Maintenant, répondez-moi, Wellan. Que faites-vous ici ce soir ?
— J’ai besoin de traités sur les talismans pour identifier un bijou que m’a légué Elund, avoua le grand chef.
Le coffret de bois vola à travers la bibliothèque pour finalement se poser devant Wellan.
— Le médaillon qui se trouve au fond de ce coffre ? demanda Farrell en s’efforçant de ne pas sourire.
— Mais comment le savez-vous ?
— Mes pouvoirs de détection sont beaucoup plus étendus que les vôtres, mon pauvre ami. Abnar ne vous a accordé que de bien faibles facultés, je le crains. J’ai senti l’approche de cet objet magique bien avant de ressentir la vôtre.
— Le reconnaissez-vous ?
Wellan retira du coffret le petit sac de velours. Il fit glisser le bijou au creux de sa propre main en guettant la réaction de Farrell. Son ravissement lui fit tout de suite comprendre qu’il frappait à la bonne porte.
— Le médaillon de Danalieth…, s’émerveilla le renégat. Mais où l’avez-vous trouvé ?
— Il était en possession d’Élund, mais j’ignore comment il l’a eu.
— C’est un cadeau que les Elfes ont fait à Hadrian il y a très longtemps.
Wellan laissa tomber le bijou sur la table. Il se souvenait que la pierre précieuse offerte par la Princesse des Elfes à Nogait avait bien failli tuer le pauvre garçon.
— Vous n’avez rien à craindre, même si c’est un puissant talisman, car il faut en connaître le code pour s’en servir, expliqua Farrell.
— Quels sont ses pouvoirs, au juste ?
— Il permet de voir ce qui se passe n’importe où dans l’univers.
Farrell tendit les doigts. Wellan le laissa soulever le médaillon afin de lui prouver qu’il lui faisait confiance. Les émotions qui se succédèrent sur le visage de cet homme d’un autre temps bouleversèrent le grand Chevalier : elles semblaient on ne peut plus authentiques.
— Hadrian était un grand homme, relata Farrell en fixant le joyau au creux de sa main. Jamais il n’a été tenté de se servir du médaillon de Danalieth pour asseoir sa domination sur le monde. Il lui aurait pourtant été très facile de le faire. Il n’avait qu’à prononcer l’incantation magique et à appuyer la pierre rouge sur son front pour projeter sa conscience où bon lui semblait. Il pouvait ainsi intercepter des conversations qu’il n’aurait pas dû entendre. Or, Hadrian n’était pas un conquérant, mais plutôt un véritable serviteur du peuple. Il n’a utilisé cet objet que pour contempler sa femme et ses enfants lorsqu’il était loin d’eux et qu’ils lui manquaient.
Farrell releva lentement ses yeux pâles sur Wellan, qui y aperçut un grand chagrin. En effet, il devait être très difficile pour un homme, même un dur à cuir comme Onyx, de se retrouver seul dans la vie, tous ses amis étant morts depuis des centaines d’années.
— Hadrian me manque beaucoup, s’attrista Farrell.
— J’aurais aimé le connaître, souligna Wellan.
— Vous auriez constitué une formidable équipe, car vous lui ressemblez de plusieurs façons.
Farrell prit la main de Wellan, y déposa le médaillon et referma ses doigts sur l’objet magique avec beaucoup de révérence. À son contact, le grand Chevalier sentit brièvement la puissance du renégat.
— Si vous n’étiez pas un homme que je respecte au même titre que mon vieil ami d’Argent, je vous tuerais ici même pour vous ravir ce bijou, confessa-t-il très sérieusement.
— Votre considération me touche beaucoup, s’empressa Wellan, qui ne désirait pas l’affronter de nouveau. Me montrerez-vous comment me servir du médaillon ?
— Oui, vous le méritez bien. Mais je vous préviens, c’est un apprentissage douloureux.
Le renégat promena son regard de prédateur sur les nombreux rayons de la bibliothèque. Brusquement, un petit bouquin poussiéreux se dégagea des autres et vola jusqu’à sa main. Il le déposa devant Wellan. Ce dernier avait peine à cacher son admiration.
— C’est un dialecte elfique ancien, mais je ne crois pas que cela vous arrête. Il se fait tard et je dois retourner auprès de ma petite famille avant que les enfants me réclament. Je répondrai plus tard à toutes les questions qui se bousculent dans votre esprit. Il y a encore tant de choses que vous ignorez, Wellan.
— Attendez, j’ai une dernière faveur à vous demander, l’arrêta le grand chef. Puisque vous êtes l’apprenti de Hawke depuis quelques années, c’est à vous que revient le privilège de prendre sa place auprès des enfants et de leur enseigner tout ce qu’ils doivent savoir afin de devenir de bons Chevaliers.
— C’est une offre intéressante, mais il faudra d’abord que j’en discute avec Swan, répondit Farrell avec un sourire amusé. Comme vous le savez, elle a déjà décidé que ma place était sur sa ferme avec notre marmaille. Je suis un homme marié, moi aussi, alors vous comprendrez que je ne peux pas prendre cette décision seul sans risquer de coucher sur la paille pour le reste de mes jours.
Wellan ne le savait que trop bien, alors il accepta d’attendre la réponse du magicien. Farrell lui tendit les bras. Après un moment d’hésitation, Wellan les serra à la façon des Chevaliers.
— Vous serez fixé demain, avant la fin du festin donné en l’honneur du défunt maître, lui garantit le magicien.
Abandonnant le livre sur la table, Farrell quitta la bibliothèque. Wellan baissa le regard sur le médaillon : de quelle façon pourrait-il l’utiliser pour assurer la victoire des humains sur les insectes et installer une paix durable sur le continent ?